Cet article est écrit à une époque où les initiatives en matière d’équité, de diversité et d’inclusion (ÉDI) sont attaquées de toutes parts. En tant que bibliothécaires d’une université québécoise, miroir sociétal, nous avons choisi d’écrire ensemble, à la fois comme un acte de résistance face au bruit ambiant et pour rappeler qu’il n’existe pas une manière unique d’incarner cette résistance. D’où la forme du dialogue choisie, qui laisse entrevoir nos espoirs et serviront, on l’espère, d’impulsion à sonder ce qui était audible, le manque créé lorsque des voix sont invisibilisées et la manière dont nos milieux doivent se positionner pour la suite du monde.

Quelles voix entendons-nous ?
RH: L’adoption de politiques institutionnelles en ÉDI s’est accélérée au sein des universités québécoises au cours des dernières années. Cependant, l’analyse des plans d’action de plusieurs établissements met en doute la place accordée à la voix étudiante, dont la population faisant partie d’un groupe minoritaire continue de faire face à des inégalités (Doutreloux et Azovide). Pour renverser cette tendance, dans la bibliothèque universitaire, est-il possible d’imaginer une démarche ascendante, qui imposerait une écoute radicale, dans la mise en application de notre mission? Cette démarche est contraire à une approche descendante, perçue comme l’autorité (Doutreloux et Azovide, 2024), et dans l’environnement qui nous intéresse, provenant de comités dédiés. J’observe cet espace codifié et je veux croire qu’un changement véritable et lumineux est possible en prenant en compte la perspective des divers groupes qui composent notre population usagère, dont ceux historiquement marginalisés. Les ambitions structurelles sont maintenant plus audibles, tout comme le désaccord entre les différentes parties sur la manière de réaliser cette transformation idéologique. À mon avis, il s’agit d’une instrumentalisation politique d’un mariage de concepts censés protéger.
VR: Souvent, j’ai l’impression que l’on dit écouter, mais que ce que l’on cherche encore à faire, c’est « recueillir ». Recueillir dans le sens de « collectionner ». Ajouter des voix sur les rayons on a appris à le faire depuis longtemps, mais c’est en pratiquant une écoute réelle – de celles qui nous transforment – que l’on trouve encore des projets à cultiver. Je suis si reconnaissante du travail qui a été accompli sur les enjeux de libre accès, ces initiatives énormes qui ont un impact majeur bien à l’extérieur des frontières de l’université et qui prouvent que l’écoute peut mener à l’action. J’ai eu la chance de participer il y a quelques années au projet de Base de données décoloniale en histoire de l’art, cinéma et arts médiatiques, dont le but était de réfléchir aux lignes de pouvoirs qui traversent les savoirs et suggérer des pistes bibliographiques revisitant le canon des références habituelles. Ce travail curatorial autour des collections répond à un besoin important, mais est-il suffisant pour soutenir adéquatement celles et ceux qui fréquentent la bibliothèque pour y forger fragilement, audacieusement, leurs voix?
Ce qui résonne dans le silence
RH: La collection est un lieu privilégié de dialogue et de reconnaissance. Si une partie de notre mission consiste à rendre tous les savoirs accessibles, le premier pas est cependant d’admettre que certains savoirs restent invisibilisés, pour les raisons historiques que l’on connaît. Pour faire face à ce legs, il est impératif de s’habituer à l’inconfort, un sentiment presque nécessaire à l’écoute. Pour cela, cette collection, ainsi que tout le système qui la valorise, la préserve et la diffuse, a besoin de sortir de la transmission passive qui l’empêche de prendre la pleine mesure de son impact sur les personnes qui franchissent nos portes. Le silence vient du refus de notre rôle social et de notre capacité à adapter des directives anonymes aux besoins de notre milieu. Personne ne remet en cause la pertinence des politiques institutionnelles, mais l’institution n’est pas un bloc monolithique, et il arrive que ces mêmes politiques deviennent des murs infranchissables.
VR: Comprendre la tension qui existe entre les objectifs stratégiques de nos institutions universitaires et le rôle social qu’ont les bibliothèques dans leurs communautés me semble effectivement fondamental pour mettre en lumière ce qui se joue souvent dans l’ombre. Plus encore, notre engagement pour des institutions plus égalitaires, diversifiées et inclusives ne peut se faire sans analyser les structures hiérarchiques de pouvoir mises en lumière par Brown, Cline et Méndez-Brady (2021), dont le suprémacisme blanc et le capacitisme, qui codifient chaque jour le travail des personnels des bibliothèques. Comme le soulignent les auteur·ice·s en s’attardant aux politiques et aux énoncés d’inclusion des bibliothèques universitaires, changer les dispositions qui perpétuent l’exclusion doit se faire de manière intentionnelle et englobante. Je me demande à quoi pourront espérer celles et ceux que l’on cherche à mieux accueillir sinon?

À contre-courant
RH: Rêver d’une bibliothèque résistante, c’est la transformer en un lieu de conversation. Je rêve de mettre en scène des gestes de prise de parole et d’écoute autour des savoirs présents et absents qui servent de matériau à notre conception du monde. À mon avis, l’une des facettes de cette responsabilité sociale est d’accompagner notre communauté dans une occupation de l’espace, basée sur l’inconfort. À l’hiver dernier, nous avions organisé une causerie sur les savoirs noirs et leur circulation dans les circuits de l’édition littéraire et scientifique. On peut y voir un détournement de l’usage normatif – comme le définit Sara Ahmed – de la bibliothèque universitaire, qui d’ordinaire, accueille très peu ce genre d’évènements d’autoréflexion. Un usage découlant d’une vision de l’institution comme une habitude maintenant un ordre établi (Ahmed, 2024). Je rêve de manières révolutionnaires de renverser cet usage. Comme le démontre la citation suivante, l’habitude n’est pas toujours un chemin conscient. « À l’Université, on te demande de suivre les sentiers battus de la citation: bien citer, c’est citer celleux qui exercent le plus d’influence. Plus un chemin est utilisé, plus on l’utilise » (Ahmed, 2024). Qu’est-ce que l’on aurait à répondre aux personnes qui habitent les espaces qui n’ont pas été conçus pour elles? Qu’il y a tout simplement des sentiers battus qui peuvent être contournés.
VR: Pendant que nous préparions ce texte, une collègue du milieu des bibliothèques d’arts m’a demandé si ce seraient aux bibliothèques de sauver le monde, je lui ai répondu sans y penser: il le faut. Ne soyons pas dupes, ce n’est pas la valeur intrinsèque de notre profession ni des bibliothèques comme institutions centenaires qui seront ces bastions de résistance, ni ces sanctuaires tant espérés (Chiu, Ettarh et Feretti, 2021). Mettre la hache dans la neutralité, embrasser nos subjectivités plurielles et démontrer une ouverture radicale sont cependant des premiers pas louables. Convaincue que l’éducation est ce lieu de dialogue qui rend libre, au quotidien de mes fonctions, je sais que j’apporterai ce travail critique des salles de classe jusqu’à la bibliothèque. Je souhaite, comme bell hooks nous en exhorte, à ce que nous parvenions à nous voir aussi, pédagogues de l’espoir (hooks, 2024). Plus que de simplement desservir, nous devons ainsi nous montrer dignes de la confiance de toutes les personnes qui ont choisi l’université comme espace de vie sociale et intellectuelle. Cette confiance sera la condition primordiale pour rendre réalisables, en nos murs et avec nous, ces projets amenés par des voix que nous n’entendions pas encore, celles qui concevront désormais la bibliothèque comme un lieu où d’autres possibles existent.
Conclusion
Pour nous, la transformation des bibliothèques universitaires ne peut se limiter à la simple adoption des principes d’équité, de diversité et d’inclusion dans les politiques institutionnelles. Ces principes doivent se traduire concrètement dans les pratiques et les structures internes, afin que les bibliothèques remplissent pleinement leur rôle social et éducatif. Cela implique de remettre en question l’homogénéité persistante des milieux documentaires (Martel et Dufour, 2024) et de reconnaître la diversité comme un chantier collectif. En créant des espaces d’échange véritablement inclusifs et durables, les bibliothèques pourront dépasser les actions ponctuelles pour instaurer un changement profond, à la hauteur des enjeux sociaux qu’elles portent.

BIBLIOGRAPHIE
Ahmed, S. (2024). Vandalisme queer (traduit par M. Oberty et E. Bigé). Éditions de la rue Dorion.
Brown, J., Cline, N. et Méndez-Brady, M. (2021). Leaning on our labor: Whiteness and hierarchies of power in LIS work. Dans S. Y. Leung et J. R. López-McKnight (dir.), Knowledge Justice: Disrupting Library and Information Studies through Critical Race Theory (p. 95-110). MIT Press. https://doi.org/10.7551/mitpress/11969.001.0001
Chiu, A., Ettarh, F. et Ferretti, J. (2021). Not the shark, but the water: How neutrality and vocational awe intertwine to uphold white supremacy. Dans S. Y. Leung et J. R. López-McKnight (dir.), Knowledge Justice: Disrupting Library and Information Studies through Critical Race Theory (p. 49-71). MIT Press. https://doi.org/10.7551/mitpress/11969.001.0001
Doutreloux, É. et Azovide, K. (2024). Expérience étudiante en lien avec l’équité, la diversité et l’inclusion en enseignement supérieur : s’intéresser au point de vue étudiant dans la prise de décision institutionnelle. Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, 26(2), 1-27. https://doi.org/10.7202/1114076ar
Freslon, C., Pisano, V., Beauvais,C. et Ladouceur-Girard, M. (2025, 11 mars). L’EDI, une amie qui nous veut du bien. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/opinion/idees/853756/idees-edi-amie-nous-veut-bien
hooks, b. (2024). Apprendre ensemble: une pédagogie de l’espoir (traduit par M. Portron). Éditions Syllepse.
Tirard-Collet, J. (2025, 27 janvier). Légitimer les savoirs des personnes noires à l’Université: des pistes de solution. UdeM Nouvelles. https://nouvelles.umontreal.ca/article/2025/01/27/legitimer-les-savoirs-des-personnes-noires-a-l-universite-des-pistes-de-solution/