Dans les marges de l’histoire

Penser l’archive à sa source

J’étais sur le point de clore mes recherches sur Jazz libre du Québec, un collectif de musiciens rattaché à la gauche indépendantiste des années 1960 et 1970, lorsque m’est venue l’idée de visiter le site de l’ancienne commune que le groupe avait fondée à Sainte-Anne-de-la-Rochelle. C’était en 2015, soit 40 ans après la dissolution du groupe. Le propriétaire en savait peu sur l’histoire du lieu : la ferme avait servi de cache au felquiste Paul Rose et ses confrères avant qu’ils ne passent à l’action en octobre 1970; les jazzlibristes avaient ensuite aménagé le site pour y reconduire leurs activités d’animation culturelle et d’agitprop. 

J’ai reconnu tout de suite l’ancienne porcherie que les communard.e.s avaient transformée en centre d’information. L’accès au bâtiment avait été condamné, mais le propriétaire m’a tout de même permis d’y entrer. « Il s’y trouve toujours des tracts, des affiches et des journaux révolutionnaires », m’a-t-il mentionné. Ni les débris, ni l’odeur putride et les crottes de rongeurs n’ont freiné mes élans lorsque j’ai aperçu les documents en question. Être chercheur n’avait jamais été aussi gratifiant.   

Il serait évidemment déraisonnable d’exiger un tel zèle de la part des archivistes, leur travail étant déjà alourdi au lendemain d’une longue période d’austérité et à l’aube des changements qui s’annoncent en raison de la pandémie actuelle. Dans un texte publié récemment sur le site Active History, Andrea Eidinger et Krista McCracken invitent archivistes et historien.e.s à faire front commun pour surmonter les défis qui se profilent à l’horizon. « We need each other and we can benefit from strengthening relationships across discipline lines (2020) », écrivent-elles. Au-delà des problèmes de financement, de conservation, d’accès et de mise en valeur, il faut en outre tenir compte de la question des acquisitions et les fouilles qui les précèdent. Il y a, là aussi, des collaborations possibles et nécessaires.

S’il est vrai, comme l’explique Michel Foucault dans L’archéologie du savoir, que l’archive, « c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit (1969, p. 170) », il importe d’assurer une place conséquente aux marges et à leurs traces mémorielles dans les institutions publiques. Il s’agit ici de restituer, un tant soit peu, les contrepoints et les discordances vis-à-vis desquels les instances du pouvoir se sont constituées dans le passé. L’insertion de nouvelles voix dans les centres d’archives est nécessaire pour interroger les mythes fondateurs, décloisonner les champs discursifs et troubler la mémoire officielle du Québec et de sa modernité. Autrement, on finit par « remuer sans cesse les mêmes cadavres (2014, p. 27) », pour reprendre les mots de Ralph Elawani dans Les marges détachables.   

Il est essentiel pour les historien.ne.s de cultiver des relations étroites avec des archivistes, et vice-versa, pour ce qui est de la mise sur pied de nouvelles collections et de nouveaux fonds d’archives : pensons aux comités d’acquisition où siègent plusieurs chercheur.e.s. Cela dit, il y a aussi tout un travail pouvant être fait en amont. À titre d’exemple, Jean-Philippe Warren, Chaire de recherche sur le Québec, et moi-même, avons travaillé ensemble en 2016 pour inviter nos collègues des Collections spéciales de l’Université Concordia à développer un champ d’acquisition sous le thème « Québec alternatif : contrecultures et autres praxis ». Dans le cadre de nos recherches respectives, nous avions tous les deux accumulé de nombreux documents et découvert des fonds d’archives privés dont l’avenir était incertain (pour ma part, il y avait le fonds du trompettiste Yves Charbonneau et celui du peintre-vidéaste Pierre Monat, entre autres). Notre proposition a été reçue favorablement [1]. 

Cette initiative va dans le même sens que la démarche que j’ai entreprise en fondant TENZIER, un organisme ayant comme mandat d’assurer la conservation et la mise en valeur d’archives sonores issues des avant-gardes québécoises. Depuis 2010, j’y ai coordonné la recherche et la production de sept disques vinyle, en plus d’organiser plusieurs événements de diffusion. La numérisation d’enregistrements inédits, puis leur reproduction sur un support stable, sont un moyen de faire perdurer ces enregistrements et de permettre l’accès à des traces audibles de résistance. Cette approche a comme autre avantage de signaler l’existence d’un fonds d’archives et de générer de l’intérêt envers celui-ci. Il m’a ainsi été possible de trouver une place dans la collection de la Bibliothèque de musique Marvin Duchow de l’Université McGill pour les archives de l’expérimentaliste iconoclaste Bernard Gagnon [2].  

Au bout du compte, rien n’interdit à l’historien.n.e de se faire médiateur ou médiatrice, voire d’assumer le rôle de passeur.euse, afin d’ouvrir de nouvelles perspectives de coopération et de recherche autour de l’archive. Évidemment, cette pratique de l’histoire engagée, ou de la contre-mémoire, ne se limite ni aux marges musicales ni à la sphère publique culturelle. Les efforts entrepris depuis quelques années pour décoloniser les centres d’archives et y promouvoir un dialogue sur les questions de citoyenneté en témoignent. Les approches collaboratives, spontanées ou formelles, sont pleines de possibilités.

Que faire, donc, avec ces documents de la commune du groupe Jazz libre que le temps a souillés et rongés? Ils prendront, de toute évidence, le chemin d’un centre d’archives disposé à les recevoir lorsque mon rapport affectif à ceux-ci se sera atténué.    

Notes

[1] Les démarches sont en cours concernant le Fonds Pierre Monat. Pour ce qui est des détails du Fonds Yves Charbonneau, ils sont disponibles sur le site des Collections Spéciales de l’Université Concordia : https://concordia.accesstomemory.org/yves-charbonneau-fonds. Voir aussi le Fonds Jean Préfontaine : https://concordia.accesstomemory.org/jean-prefontaine-fonds.

[2] Il est possible de télécharger l’instrument de recherche du Fonds Bernard Gagnon sur le site de la Bibliothèque de musique Marvin Duchow : https://www.mcgill.ca/library/files/library/bernard_gagnon_collection.pdf. 

CONTRIBUTEUR

Eric Fillion
Chercheur postdoctoral (CRSH/FRQSC), Département d’histoire de l’Université de Toronto
et fondateur de TENZIER

SOURCE

Eidinger A. et K. McCracken. (2020, 22 juin). « Stronger Together : The Potential Collaborative Agency of Historians and Archivists ». Active History. https://activehistory.ca/2020/06/stronger-together-the-potential-collaborative-agency-of-historians-and-archivists/

Elawani, R. (2014). Les marges détachables. Montréal. Éditions Poètes de brousse.

Foucault, M. (1969). L’archéologie du savoir. Paris. Éditions Gallimard.

IMAGES

1) L’ancien centre d’information de la commune socialiste Petit Québec libre.
Photo : Eric Fillion.

2) Quelques-uns des documents récupérés lors d’une visite impromptue du site de l’ancienne commune des jazzlibristes à Sainte-Anne-de-la-Rochelle.
Photo : Eric Fillion.

3) Ruban magnétique duquel a été tirée la pièce « Rien ô tout ou linéaire un » de Guy Thouin pour la septième parution de TENZIER (https://tenzier.org/fr/tnzr056-guy-thouin-2).
Photo : Eric Fillion.